Oeuvrer dans l'ombre [ Levon ]

Je remonte à grand pas les couloirs du Château. Les minutes sont désormais comptées, et je regrette de m’être attardée si longtemps au creux de mon sanctuaire : la Bibliothèque. Mais c’est plus fort que moi. Dans cet endroit le temps file, file. Au fur et à mesure de mes lectures je me perds dans l’écriture fine et déliée de nos sages, dans la texture parcheminée de nos plus anciens manuscrits. Et le temps passe, passe… Sauf qu’il n’est plus temps de livres et de connaissance, mais de pratique et de politique. Je me hâte, passant par les corridors les moins fréquentés dans le but d’éviter de croiser mes parents ou encore mon frère. Ce dernier doit probablement s’adonner à l’une de ses séances d’escrime quotidiennes. Tant mieux. Car ce que je m’apprête à faire serait malvenu pour le Roi d’Igma. Je m’apprête à recevoir dans mes propres appartements un chef de tribu Métamorphe. Et pas n’importe lequel. Levon Malukaï. Je ne l’ai que brièvement aperçu lors d’un rassemblement conviant plus de dignitaires et de représentants que je n’en avais jamais vu. Mais, entravé par la présence de mes géniteurs et souverains, je m’étais tenue à mon rôle de scribe, et n’avais pas pris la parole afin de ne pas déplaire au Roi et, surtout, de pouvoir conserver ma place au Conseil. Ce jour-là, le sacrifice m’avait paru immense, mais mon tempérament raisonnable et la peur des conséquences m’avaient poussé néanmoins à suivre cette directive. Attendre. Il suffisait d’apprendre. Aujourd’hui je prenais ma revanche, mais je n’avais rien de bravache en cet instant. Je souhaitais répondre à une demande qui m’avait été faite personnellement. Il y a deux semaines de cela, une Missive provenant de la garnison de Teluun m’informait de sa crainte quant à la proximité des Métamorphes de glace. Pourquoi cette inquiétude ? Y avait-il eu des tensions, des accrochages dont nous n’avions pas été mis au courant ? Et surtout, Malukaï pouvait-il me renseigner ? Ma curiosité inépuisable et la stature de l’hybride m’avait poussé à le convoquer jusqu’à Natalyr s’il voulait bien s’en donner la peine. J’avais donc donné des ordres : entre autres accueillir le Représentant avec une discrétion sans égale. Le Roi ne devait rien savoir. J’avais également insisté pour qu’on le conduise par le biais de l’un des nombreux passages secrets du Château jusqu’à mes propres appartements. C’était le seul endroit où je pouvais garantir un secret sans faille. Personne ne viendrait me déranger jusqu’ici.
Fébrile, je poussai la porte de mes quartiers et me rendit aussitôt dans la salle d’eau. Je me fis couler un long bain chaud destiné à détendre mes nerfs et à me montrer sous mon meilleur jour. J’avais beau faire montre d’une insolence dont mon père n’aurait pas manqué de me punir, mais j’oeuvrais également pour son bien et pour le bien du royaume. Si rien ne méritait une audience publique et une mise au courant de nos ministres, il en serait aussi soulagé, et ce serait un poids de moins à porter sur ses épaules. De plus, je devais bien avouer que je craignais de le voir refroidi vis-à-vis des hybrides. Or, nous avions besoin de nous allier avec eux, plus que tout. Un nouveau conflit nous tuerait. Car j’étais lucide : face à des créatures dotées de pouvoirs surnaturels, nous n’avions aucune chance. Autant nous laisser submerger par les Fanatiques tout de suite et en finir.
Ainsi je suivais mes convictions : non. Nous devions tout faire pour maintenir une diplomatie exemplaire entre nos deux peuples. Et si des tensions trop fortes nuisaient à leur entente, nous devions être capable de régler cela en un temps record et par des prises de positions fermes et directes sans pour autant nier l’un ou l’autre des deux camps. L’eau brûlante me fit du bien, et je sortis plus décidée, plus convaincue encore. Si j’accueillais Levon Malukaï au sein de mon intimité, je ne me vêtis pas moins de circonstances. C’est pourquoi je revêtis une longue robe couleur de neige, parmi les plus somptueuses que je possédais, et qui avait de surcroît l’avantage de faire ressortir mon teint. Je ne portai aucun bijou, tenant à ne pas confondre faste et respect. J’enfilai une paire de bottes de la même couleur, si fines qu’elles ne semblaient faire qu’un avec mon mollet. Je terminais de nouer le corsage de ma robe lorsqu’un valet vint me prévenir que ce ne serait plus qu’une question de minutes avant que le Métamorphe ne fasse irruption ici. Le souffle court, j’acquiesçai nerveusement et le laissai disparaître, faisant les cent pas dans la pièce faisant office de salon privé qui me permettrait de l’accueillir avec tout l’honneur dû à son rang. Mes mains se torturant l’une l’autre.

Comme d'ordinaire, Levon Malukaï n'est pas véritablement en condition vestimentaire nécessaire aux fastes d'une relation politique à la limite de l'historique (si ce n'était le caractère confidentiel de sa venue en ce lieu). Si les relations politiques entre métamorphes et humains avaient déjà fait l'objet d'échanges d'émissaires, jamais on n'avait pu enregistrer la présence d'un membre du gouvernement des clans inhumains en tête-à-tête avec un membre de la famille royale Sayan. Le fantôme de givre déambule dans les couloirs du palais, à la fois sans buts et en sachant où il doit se rendre. Entré en toute discrétion grâce à son pouvoir de téléportation, et bien que son long vêtement couleur terre soit assez loin de lui donner les airs de richesse nécessaires à la présence de tout être vivant en ce lieu, il n'est pas dénué de ce charisme inhérent à une haute fonction de commandement, plus encline au premier abord à l'usage du bâton qu'à celui de la carotte. Ses pas des plus silencieux le mènent aussi surement vers Ellundril que si le chemin était balisé, aussi se contente-t-il d'éviter de croiser le regard des passants -devoir en faire taire un pourrait mal augurer de ses futures relations avec la jeune et fragile humaine, se dit-il -avec raison. Il avait faussé compagnie aux hommes qui avaient parlé de lui faire emprunter un passage secret: Il avait trop envie de voir les coulisses du palais, à quoi il ressemblait en dehors de la salle de réception ou il avait déjà eu accès une fois -officiellement.

Par ailleurs, il ne semble pas réellement déçu… Juste perplexe. Quelle étrange architecture, dénué de sens pratique, avec ses couloirs sinueux et menant parfois à de simples pièces destinées visiblement à recevoir des visiteurs aimant la richesse et le luxe. Enfin, la porte qu'il cherche. Sans prétention, elle est pourtant la marque d'un tournant (encore un!) dans sa longue vie. Sans même frapper, il fait une entrée en scène on ne peut plus remarquable… Tant elle manque d'étiquette. Un homme habillé comme un simple roturier, armé d'une rapière et visiblement assez sur de lui pour arborer un léger sourire en coin -le coin droit, qui entre dans la chambre d'une demoiselle (la princesse qui plus est!) sans même se faire annoncer… Pour la regarder d'abord de haut en bas, puis de bas en haut, un sourcil levé au dessus de son regard d'émeraudes apte à transpercer toute carapace mentale, comme une flèche de pure volonté détruisant toute velléité de tromperie physique ou mentale. Sa voix grave et calme s'élève, comme l'avancée tranquille et inexorable d'un glacier en avance vers l'inconnu, sans risques d'être arrêté… Et étrangement apaisante, chargée de sagesse et de maitrise de soi.

" Bonsoir, princesse. Veuillez pardonner mon retard, je me suis perdu dans la visite du palais -un endroit fascinant, mais compliqué. Vous semblez nerveuse, y aurait-il un problème? J'espère que ce n'est pas mon apparence, je sais que je n'ai pas l'air d'un de vos nobles… "

Des paroles dignes de sa réputation, à la fois empreintes de sollicitude et d'aplomb, agrémentées d'une pointe d'ironie à peine perceptible dans ses derniers mots -à l'évidence, il n'apprécie pas véritablement la différence de niveau de vie qui sépare la cour, les bourgeois et les petites gens… Sans véritablement afficher de désapprobation officielle. Un animal doué pour la politique, en somme.

Je m’attendais à ce qu’on frappe. A ce qu’on l’annonce. Malgré tout, le protocole reste fermement ancré dans mon éducation, dans mes coutumes et mes habitudes de vie. Mais mon corps pivote tout entier vers le battant qui s’ouvre avec une brusquerie inhabituelle, me faisant sursauter. Mon cœur cesse de battre pendant deux secondes, comme si je m’attendais à voir arriver mon père, furieux, dans l’intention de me corriger pour mon impudence. Mais non. L’homme qui me fait désormais face à quelques pas seulement n’a rien à voir avec la masse de muscles et la corpulence du Roi Renold. Figée, j’ai sous mes yeux Levon Malukaï en personne, et ma main cherche sans précipitation l’appui du dossier d’un fauteuil pour me soutenir. Ce n’est pas le moment de sentir mes jambes chanceler. Et pourtant, je sais que je me souviendrai de ce moment jusqu’à la fin de mes jours. Son sourire est engageant, et toute sa personne d’un charisme inimaginable. Je n’ose croire que je le revois dans mes propres appartements, après avoir eu l’occasion de l’apercevoir une première fois de façon plus officielle et tellement plus distante. Je m’aperçois tardivement que mon futur interlocuteur me dévisage avec la même constance que moi-même, et je me tiens plus droite inconsciemment, le corps mû par des années et des années de pratique à l’éducation princière. Doucement, ma maîtrise de moi-même me permet de retrouver un semblant de souffle à peu près régulier, et je lui accorde à mon tour un sourire poli, amical. De prime abord surprise par sa tenue peu concordante à son rang, je m’aperçus bien rapidement qu’un hybride tel que lui ne devait jamais plus resplendir que dans ces vêtements qui semblaient faits pour sa constitution.
Je m’avance de quelques pas vers lui, manquant de me noyer à la fois sous son regard et par sa voix. L’entendre parler me permet de reprendre une totale contenance. Je ne lui ferai pas l’offense de tendre ma paume vers lui, ne connaissant rien au code de conduite Métamorphe.

« Bonsoir à vous, mon seigneur. Qu’est-ce que quelques minutes, dans une vie telle que la vôtre ? Je ne vous en tiendrai pas rigueur. »

En retard ? Je ne m’en étais même pas aperçue tant ma nervosité était grande. Par ailleurs, pour une rencontre aussi peu officielle que celle-ci, il m’importait peu qu’il fut d’une exactitude exemplaire. Toutefois, mes iris s’alarmèrent à ses mots :

« Perdu … ? Mais… Il me semblait que je vous avais fait envoyer une escorte… »

La Garde allait m’entendre s’ils avaient osé désobéir à mes ordres ou s’ils avaient tout simplement oublié l’ordre de celle qui n’était Que la princesse d’Igma. D’ordinaire, leur respect à mon égard était satisfaisant, mais je me méfiais toujours des soldats. Toujours.

« Nerveuse… Le mot est faible. Je n’ai pas l’habitude de recevoir chez moi des invités aussi illustres que vous l’êtes. »

Doucement, je le contourne, veillant à ne pas l’effleurer pour clore le panneau qu’il avait ouvert dans une entrée plus grandiloquente que jamais. La discrétion est d’or.

« Vous valez mille fois plus que nos nobles, Sire. Et vous en êtes tout à fait conscient. »

Mon sourire se fait plus intime, plus complice, tandis que mon bras l’invite à s’approcher du salon.

« Je vous en prie, installez-vous. Souhaitez-vous boire quelque chose ? »

» Levon Malukai