Quand il gèle et qu'on n'a pas de gants, on supporte l'alliance

Quoique la fraîcheur des monts m'ait été familière, et qu'à l'accoutumée, depuis mes origines jusqu'à ma vie me traînant des plaines nues balayées par le vent glacial des nuitées orientales du Vieux Monde à ses gorges et tréfonds les plus humides, j'y ai été, plus qu'habitué, élevé, le froid parcourant ces carcasses de glace me laissait transi, là où je me devais d'attendre, un jeune humain fraîchement subtilisé des griffes de la milice du pays des siens, heureusement sans trop d'échauffourées, à mes côtés, pas même fichu de bouger un cil alors que nous entrions à peine sur les terres de Teluun. Au détour d'un sentier à peine apparent serpentant au coeur de cette vallée gelée, je patientais donc, faisant les cent pas, veillant à ne pas glisser jusque dans les calottes glacières de la gorge la déchirant aussi bien que les titans lustré la composant, alors que pour une bourse subtilisée quelques heures auparavant, et pour soutenir quelques interrogations deux coups de poing bien placés, quelque tire-laine des bas-fonds de Natalyr me parla de la voie de contrebande circulant depuis les terres glacées jusqu'aux royaumes humains. S'il ignorait par où précisément transitaient les biens, un oeil à la carte du continent suffit à me laisser penser qu'un tel point de passage s'avérait particulièrement adéquat pour s'adonner à telle entreprise.

*C'est ce que j'aurais fait autrefois, si les terres gelées n'avaient pas été le domaine de prédation de bêtes décérébrées dont le goût pour la chair humaine n'aurait pas laissé le temps à deux marchandises de transiter avant que toute l'escorte finisse au fin fond de leurs ventres...*

"Voyons si cette Nadyan vaut vraiment le talent et les amitiés qu'on lui prête." énonçais-je à haute voix, moins à l'attention de l'autre incapable d'humain qu'à moi-même, aussi sans doute motivé par l'idée de ne pas finir avec les lèvres scellées par le gel. J'avais encore tellement d'ordres à donner...

Un retour aux sources ni agréable ni désagréable. Je ne suis pas habituée au détachement qui est mien désormais lorsque je reviens fouler les Glaciers. Je ne suis pas sensible comme beaucoup à ce genre d'émulation : revenir, retrouver des visages connus et surtout, le premier environnement qui vous ait accueilli après l'exode. Non. J'y suis revenue par la force des choses, rien de plus et rien de moins. Je souris à mes semblables, me montre aimable avec qui me salue, mais ne cherche pas à entretenir une conversation plus poussée. Cela fait maintenant trop longtemps que je sillonne Igma, et surtout, que je vois autre chose que la Tribu des Glaces. Ces voyages m'ont façonné l'esprit différemment, et beaucoup de mes comparses feraient bien de s'aérer ailleurs. Je sens parfois des bulles de tensions ici ou là. Je ne cherche pas à approfondir, je ne demande pas les dernières nouvelles. Y a-t-il eu de récentes frictions avec des humains ? Levon Malukaï a-t-il pris des décisions susceptibles de modifier notre acclimatation ? Non, non, et non. S'acquitter de ma tâche puis repartir. J'ai des clients qui m'attendent à Myrnd. Me connaissant, il aurait été parfaitement impensable que j'attende indéfiniment la venue de celui qui me cherchait. Un Métamorphe. J'avais quelques bons amis parmi notre Guilde d'espions, et les nouvelles venaient vite, très vite. Plus qu'utile, cette propagation m'était vitale. Lorsque l'on trafique, le premier a devoir être au courant de qui sait quoi sur lui, c'est bien le trafiquant lui-même. Ainsi, il était rare que ce genre d'informations m'échappe. J'étais attentive, constamment. Et, je devais bien le dire, j'avais parfois plus de méfiance à l'égard de mes semblables que vis-à-vis des humains. Peut-être parce que leur longévité n'était pas assez grande pour que leur cerveau devienne aussi tortueux que le nôtre. En revanche, je n'avais pas réussi à saisir l'identité de l'inconnu qui, apparemment, souhaitait faire appel à mes services. Imperméable au froid, je m'aventurai sans la moindre gêne dans la descente qui menait à une plaine peut-être plus clémente. Si mon visiteur faisait route jusqu'à moi, il passerait obligatoirement par là. Du moins s'il était intelligent. Et je souhaitais miser par-dessus tout sur ce détail. Laissant mes cheveux flotter librement sur mes épaules, je ne les rejetai pas moins en arrière afin de profiter d'une vue imprenable sur la vallée qui s'étendait plus loin et offrait la vision de Teluun et du castel de Thorgis Klein. Je n'apercevais rien encore d'intéressant, et dû descendre encore un peu plus. Le froid me caressait plus qu'il ne gelait ma peau.

Je n'étais pas non plus pressée. Si cet inconnu pouvait faire fructifier encore un peu plus mes affaires, je n'allais pas m'en plaindre et jouer à l'ingrate. Ainsi, déliant totalement les muscles de mes jambes, je profitai de ma légéreté presque immatérielle, sachant comment reconnaître les couches de neige traîtresses. De celles qui emprisonnaient vos mollets et dont vous peiniez à vous retirer. Facilitant ainsi ma progression, il ne me fallut pas plus d'une poignée de minutes pour discerner enfin deux silhouettes emmitoufflées. Je ne retins pas un sourire amusé. J'attendis d'être assez proche d'eux, ralentissant à peine l'allure.

" Eh bien Messieurs ... on dirait que le climat n'est pas à votre goût."

D'un regard bref mais précis, j'englobais les deux hommes, avant de me focaliser sur celui qui, de toute évidence, menait la petite expédition.

" Nul besoin de me présenter j'imagine ... Malheureusement pour moi votre identité m'a échappé."

Mon interlocuteur principal présentait un faciès qui, s'il aurait pu sembler peu engageant, attira pourtant aussitôt ma sympathie, bien que je n'en montrai rien pour l'heure. En réalité, j'étais de plus en plus curieuse de connaître l'objet de ses réclamations. Un sourire malicieux aux lèvres je ne pus m'empêcher de rajouter :

" Je vous inviterais bien à rejoindre mes quartiers, mais je crains que vous supportiez mal la température ... Si vous souhaitez que nous poursuivions cet échange à Teluun, je n'y vois aucun inconvénient."

Cela m'ennuierait de voir un potentiel futur client mourir gelé près de moi...

Quoiqu'elle apparut soudainement, ce fut bien la familiarité de la jeune femme qui me fit hausser un sourcil (épreuve délicate s'il en était, alors que le froid l'avait figé aussi bien que le reste de mon visage), toutefois, avec ses atours et son attitude indiquant qu'elle était au fait de l'intérêt que nous lui manifestons, au moins soutenait que ce devait bien être la contrebandière que nous cherchions. Toutefois, j'éludais sa seconde exclamation, tant pour m'éviter d'être saisi par le froid à la gorge (ndlr: *tousse tousse* Bonne idée) que pour ne pas laisser de noms à revendre à quelque passeur.

"Vous êtes ici, cela doit entendre que mon identité n'est que bagatelle face à ce que vous avez déjà dû apprendre sur moi, sehres. En retour de ce que je sais sur vous, c'est bien un échange de bon procédé."

Comme ce que j'avais appris sur elle, ce qui avait été divulgué à mon sujet à la contrebandière ne touchait qu'à mes intentions à son égard, aussi cela me semblait-il suffisant. Mais alors qu'elle laissait tant sur sa chair que sur sa chevelure s'apposer la caresse d'un air ambiant qui ne parcourait celle de nous bandits que du bout des griffes, la proposition de cette Nadyan, si elle était alléchante par ce froid, risquait de nous exposer parmi le peuple des glaces.

"Vous avez bonne réputation, mais les agents renégats de Teluun aussi, sehres Brockston, et s'il est une présence en vos terres dont ils ne doivent être au fait, c'est bien de la mienne et de celle de l'humain. Et de telles indiscrétions seraient mutuellement défavorables à nos entreprises, je peux vous l'assurer."

*Pour une fois que l'un de ces igmaréens semble compétent, ce serait dommage que l'ingérence de quelques humains en vienne à détruire de concert mes projets et les siens.*

Je ne m'offusquai pas face à la mine que je devinais surprise de mon interlocuteur. J'avais presque pitié de lui, et je n'avais pas hésité une seconde en songeant qu'une taverne chaude serait plus propice à un échange pour le moins confortable. C'était aussi une marque de mon bon vouloir. Mettre un client à l'aise est primordial avant toute chose, n'est-il pas ? Le commerce, toujours le commerce. Oh... Messire se voit bien prudent.

" Je sais si peu de choses à votre sujet... Si peu."

Curieuse, moi ? Toujours. Et paradoxalement, je pouvais virer à la paranoïa la plus totale si je me sentais en danger. L'instinct de survie m'empêchait de me livrer avec trop de confiance, et inversement je souhaitais souvent amasser autant d’informations que possible sur ceux que je fournissais. On ne se refait pas.

« Mais à votre aise… »

Le client est roi. Je devrai me contenter de ce que mes yeux pourront m’apprendre. Je penchai la tête sur le côté, surprise de voir la prudence du Métamorphe pousser jusqu’à se méfier de nos compatriotes humains. J’accueillis ses explications rationnelles le visage fermé, mes yeux jouant à nouveau, passant de lui au non-hybride qui me semblait presque mal à l’aise. Je me demandai quel rôle jouait-il auprès de ce mystérieux inconnu qui ne semblait pas du genre à se traîner volontiers un humain derrière lui. Pire, je l’aurais davantage vu dans le rôle du pourfendeur des habitants du continent plutôt que dans le sympathique collaborateur. Tant de questions et si peu de réponses. Croisant les bras contre ma poitrine, j’hochai la tête.

« Très bien… Cependant cela ne change rien à l’affaire. Je ne peux décemment pas vous laisser mourir gelé. »

Remonter plus avant vers les Glaciers serait une folie furieuse pour mes vis-à-vis. D’un mouvement engageant, je leur demandai de me suivre et obliquai vers l’est. Je ne les fis marcher que quelques minutes avant de les faire stopper d’un geste de la main. A dix mètres devant nous, de robustes sapins. J’en cherchai un jeune du regard, ni trop fin, ni trop haut. Ayant trouvé ma proie, puisant dans mes forces intactes et renforcées par le climat enneigé, je lançai la plus puissante de mes boules d’énergie frapper durement le tronc, qui s’enflamma. Je poussai un soupir de soulagement intérieur. Je ne réussissais ce coup-là qu’une fois sur trois. Le fait d’avoir pu me ressourcer sur mes terres « d’origine » m’avait sans doute aidée dans cette entreprise. Le tronc bascula, lentement, et s’écrasa dans un fracas assourdi par la neige. Je m’approchai des flammes tout en conservant une légère distance et conviai mes invités de se presser contre le foyer.

« Je pense qu’à présent vous serez davantage disposé à m’en dire un peu plus, Seigneur. »

La jeune femme poussait la familiarité plus avant, peut-être était-ce là un trait particulier aux métamorphes des glaces après tout, je n'aurais pu le dire, mais sa retenue n'en était plus apparente, et de ce fait plus agréable. Je percevais les regards qu'elle lançait envers le gamin, mais n'y prêtais que peu d'attention, il était de notoriété publique que la contrebandière entretenait des relations amicales avec les humains, aussi, malgré mes échauffourées avec ceux-ci par le passé et le dédain que j'avais appris à leur accorder, je ne m'en effarouchais pas. Après tout, ce sont bien de telles amitiés qui lui valaient tant succès qu'inimitiés. Jusque dans l'intérêt qu'elle porta à notre condition, la contrebandière fit preuve d'un remarquable professionnalisme, nous menant jusqu'à un foyer qu'elle alluma elle-même, quelques éléments laissant présumer d'une faible maîtrise des arcanes pareille à celle de nombres d'habitants de ces terres au regard de la magie, comparativement à ce qui avait cours dans le Vieux Monde.

*Bon à savoir, à l'avenir...*

Quoique je ne l'eus pas fait outre mesure, je laissais l'humain prendre en place en premier autour du brasier, de concert avec les ouailles de la sehres Brockston, en profitant pour observer celle-ci du coin de l'oeil, tandis qu'entre les cimes j'entendais Gaïda virevolter à la recherche d'une branche pour le supporter. Ne tendant qu'une main vers le feu, la forte concentration de personnes suffisant à dégager quelque chaleur alentour, j'en revenais logiquement à la contrebandière, passée la surprise de l'emploi d'un tel titre en mon endroit.

"Si vous vous attendez à traiter avec un seigneur, je suis au regret de devoir briser vos illusions, sehres. Peut-être le savez-vous déjà, mais je m'appelle Keil. Je sais que vous avez de l'expérience afférant au commerce avec certains groupes, à travers Igma. Et il n'est besoin de faux-semblants ici: j'aurais besoin de votre soutien, tout comme vous pourriez nécessiter le mien. Je sais commander des hommes, le problème étant ici qu'il me faut déjà les rallier, or vous avoir comme contact pour écouler nos prises et partager des missions saurait y remédier. En retour de ce partenariat, je vous offre mes services de coupe-jarret, ainsi que l'accès à des ressources exclusives à Avalgor. Et, dans notre intérêt à tous deux, les soutiens de Dyeuré, qui sauraient nous être des plus bénéfiques une fois morts. Là où vous devez protéger votre économie souterraine, je peux faire en sorte de détourner leur attention..."

Je rencontrais rarement des individus aussi repliés sur eux mêmes tel que celui qui me faisait face. Oh je respectais bien entendu. Mais n'avait-il pas conscience qu'il ne faisait que souffler sur des braises qui alimentaient un tout autre feu, en moi désormais. C'était une sorte d'énergie qui montait dans mes doigts jusqu'à m'en donner des fourmis. Oui. Décidement j'avais décidé que lui, j'allais l'apprécier. Certains clients me débectent jusqu'à m'en donner la nausée mais, un marché étant un marché, je tiens toujours mes contrats à jour. Avec lui, je pressens qu'il en sera tout autrement. Une autre histoire, bien plus intéressante cette fois-ci. Combien de fois allais-je participer à un entretien de ce genre avec ce mâle si... détaché, faisant preuve d'une froideur digne des miens. Dommage que sa peau ne puisse suivre le mouvement par ailleurs. Néanmoins, avec le brasier que je leur avais fourni, il n'aurait plus d'excuse. Installe-toi sans crainte : je t'écoute. Peut-être comme on ne t'a jamais écouté auparavant. Quelle politesse que de laisser ton comparse ignoré avec une telle application que j'en haussai le sourcil. Pourquoi prends-tu un humain à tes côtés si tu le relègues au rang de valet ? Pas un mot. Je ne fais pas de commentaire : ce n'est certes pas mon rôle et je ne suis guère une donneuse de leçons. Je ne perdis pas le regard à la dérobée que me lançait mon interlocuteur. Et pendant un instant, je me demandai quel âge était le sien. Mes lèvres demeurent closes, comme promis.
Un sourire fut ma seule réponse. Oui je l'avais appelé seigneur, curieuse d'apercevoir sa réaction. C'était chose faite désormais. Ne t'en fais pas... Mes illusions comme tu dis ne parasiteront pas cette entrevue. J'attendis qu'il en ait terminé avant de laisser planer un silence destiné à me permettre d'engranger cette masse d'informations.

" Keil... A vrai dire je l'ignorais. Parfois, certains informateurs négligent de vous fournir les données les plus importantes. Ma foi..."

D'une poussée sur mes cuisses je me relevai, traçant des ronds dans la neige de la pointe de ma botte. Je réfléchissais à plein régime sans en avoir l'air. Je n'avais rien contre un soutien réciproque. Tisser des alliances ne me posait pas de problème particulier, tant que je savais que la confiance était pleinement établie. Néanmoins, je lâchai un léger rire, mi-ironique, mi-affectueux.

" Vous êtes redoutable. Vos services de coupe-jarret comme vous dites, me seraient précieux si j'étais une demoiselle en détresse. Toutefois je sais parfaitement m'occuper de mes ennemis seule."

Je n'aimais pas tuer. Ce n'était pas ce pourquoi j'étais venue au monde. Mais lorsqu'il le fallait, j'étais impitoyable et surtout ... très égoïste. Je n'aime pas partager mes proies, et le plaisir d'une traque et d'un combat à lui seul me fait frissonner de plaisir.

" En revanche... Vos ressources m'intéressent, je dois bien le dire."

Il avait piqué un peu plus ma curiosité au vif. Je me rapprochai davantage de lui, banissant toute distance que l'on aurait pu nommer de respectable. Mon regard se durcit tandis que je considérai chacun de ses traits longtemps.

" Quelles garanties m'offrez-vous ? Vos belles paroles ne peuvent-elles être confirmées par une quelconque preuve qui me permettrait de me lancer dans cette aventure sans craindre de m'y perdre ? Je n'offre pas mes promesses au premier venu, sachez-le."

J'hésitai avant de froncer un sourcil.

" Vous avez évoqué Dyeuré... Tassart Dyeuré ? De Natalyr ? "

S'il s'agissait bien de lui, j'aurais été bien en peine de deviner son rôle dans tout ça. Quant à son soutien... il pouvait se l'enfoncer profondément dans la gorge.

"Si je pouvais assurer le luxe de quelque garantie que ce soit, ce ne serait pas ici après avoir fait crier votre nom à quelque coursier, mais auprès du foyer d'une taverne avec une troupe de bandits pour soutenir notre rencontre que nous nous tiendrions. Je ne vous demande pas d'argent, ou de me dévoiler vos cuisses, contrebandière, seulement de m'introduire sommairement à certains de vos contacts, sans ça, la seule garantie que je peux vous donner, c'est que sous peu on pendra tous, de nous deux jusqu'à nos faire-valoir, sur la place d'une ville humaine. Vous avez maille à partir avec Tassart, mais entre lui et les nouveaux cercles qui se dessinent sur votre foutu continent, vos talents aussi bien que vos réseaux ne vaudront bientôt plus un clou face aux leurs. Je n'ai beau connaître Igma que depuis peu, j'ai vécu assez longtemps en brigand pour savoir comment les choses fonctionnent dans ces sociétés attardées, et je gage que vous aussi."

Le cynisme de la contrebandière m'apparut des plus mal placés, alors que par la suite elle me demandait de motiver un tel vote de confiance là où il était évident que je ne pouvais en fournir aucun. Si elle disposait d'un bon réseau, il en allait au moins aussi bien pour toutes les autres factions, y compris celles peu enclines à la laisser faire, parmi lesquelles comptaient des personnes telles que Tassart.

"Je n'ai rien à offrir pour l'heure qui ne tombe sous la coupe de Dyeuré et ses soutiens, aussi est-ce là que se trouve notre impasse: mes contacts d'Avalgor peuvent me permettre de lier les mains de certains des siens là où vous ne le pouvez, mais sans le moindre contact sur leurs territoires, je ne peux rien faire. A moins que vous tendiez à jouer avec le bouffon du roi qu'est Tassart jusqu'à ce que le réseau auquel il appartient vous écrase, vous allez devoir laisser votre instinct vous dicter de faire le premier pas, cela ne me plaît pas plus qu'à vous, je vous l'assure, mais c'est bien là la seule option disponible à notre portée."

Presser la main de la contrebandière ne m'enchantait pas, j'avais jadis été dans sa position après tout, mais le fait était que je ne pouvais rien entreprendre sans elle ni face à des confréries si puissantes à ce qu'en disaient mes intermédiaires métamorphes sur un continent que je ne connaissais guère.

Croisant les bras contre ma poitrine, je soutins son regard comme son explication, concentrée. Au moins, j’appréciais sa façon d’aller droit au but. Ceux qui tournaient autour du pot avaient tendance à m’affliger tout particulièrement. Mes doigts pianotaient contre mon avant-bras, mélange d’impatience et de fébrilité, ajouté à un léger remous dans mon estomac. C’était toujours ainsi à la veille d’une alliance d’importance telle que paraissait s’annoncer celle-ci.

« J’entends … »

Et pourtant, je n’aimais pas cette sensation de partir à l’aveuglette. Faire confiance n’était pas toujours une de mes qualités premières. Mais il en paraissait digne, et s’il était un homme de parole, alors pourquoi pas ? Mais toujours ces éternelles réticences … On n’aurait pas plongé plus facilement un chat dans une bassine d’eau gelée. Néanmoins, un léger sourire frôla mes lèvres. Dévoiler mes cuisses… A lui ? Pourquoi pas, mais ce n’est pas le genre de contribution que j’offre à mes clients. Toutefois, l’heure n’était pas à telle plaisanterie, et mes sourcils ne froncèrent bientôt plus qu’une seule ligne au vu de la gravité de son propos. N’avais-je pas l’impression qu’il exagérait quelque peu ?

« Doucement … Si je dois mourir de la main de Tassart Dyeuré, ce sera au cours d’un duel que je suis incapable de perdre face à lui. Vous me semblez bien alarmiste … et mort de peur. »

Je refusai de céder à l’affolement, laissant la pointe de ma botte dessiner des ronds dans la neige, baissant les yeux pour tâcher de saisir le réel fondement de ses paroles.

« Je ne peux pas croire à une chose pareille. Cet homme est un fou furieux doublé d’un sadique de renom, mais il n’a pas assez d’intelligence pour s’allier à ceux qui pourraient me causer un réel tort. A moins que vous n’ayez de quoi justifier cette annonce pour le moins … déroutante. »

Je ne souhaitais pas le faire passer pour un menteur ou un affabulateur, mais je souhaitais le voir partir avec le plus de cartes en main possible. L’instabilité face à l’inconnu n’était malheureusement pas un sentiment réservé aux humains.

« Je ne veux pas mettre en doute ce dont vous essayez de me prévenir… Simplement être au fait d’une urgence que je n’ai apparemment guère vue venir si elle s’avère exacte. Expliquez-vous, Keil. Et surtout, comment avez-vous fait la connaissance du bourreau ? Quel rapport existe-t-il entre lui et vous ? »

S’il pouvait représenter effectivement l’un de mes meilleurs soutiens face à l’humain de Natalyr, je ne serais pas folle au point de refuser son aide. Même si ce qui nous opposait Dyeuré et moi était au-delà du dicible. Un mépris, une haine et un dégoût que je n’aurais jamais pu ressentir pour quiconque avant lui. Or, quelque chose m’intriguait par-dessus tout : quelles étaient les véritables intentions concernant notre peuple ?

« Ce qui me rend pour le moins perplexe, c’est qu’il serait impossible pour lui de nuire sérieusement à notre race sans déclencher un conflit d’importance que pour l’heure personne à Natalyr ne serait prêt à cautionner. Le précipice est proche, et à moins qu’il ne soit lui-même associé à des Métamorphes … il n’a aucun pouvoir face à nous. Si je l’avais voulu, j’aurais pu l’écraser cent fois déjà de la façon la plus abjecte qui soit. Mais mon but n’est pas de déclarer une guerre ouverte. »

» Quand les couleurs prennent vie.